Forclusion par tolérance et renommée: de l'importance de surveiller ses marques

Propriété Intellectuelle
Photo déchéance.jpg

La notion de marque renommée a toujours été source d’interrogations : la renommée est-elle synonyme de notoriété ? La marque renommée est-elle une marque classique qui implique quelques aménagements ou s’agit-il d’une marque disposant de son propre régime autonome ?

Sur ce sujet, et en cette période de rentrée des classes, il semble intéressant de revenir sur un arrêt rendu par la Cour de cassation le 5 juin 2024[1], au sujet de la contrefaçon d’une célèbre marque de fournitures scolaires : OXFORD.

En l’espèce, en 2018, la société HOLDHAM, titulaire de la marque OXFORD a entendu agir contre son ancien distributeur, la société SCHOOL PACK, qui était devenu titulaire d’une autre marque OXFORD, visant des produits et services différents de la première.

En effet, la marque OXFORD, dont la société HODLHAM est titulaire, vise des produits de type « agendas » en classe 9, et des « articles de papeterie » en classe 16, alors que la marque seconde, dont la société SCHOOL PACK est titulaire, vise quant à elle des produits de type « bagages, valises et sacs de voyage » en classe 18.

Or, cette deuxième marque avait été déposée en 1986, soit 32 ans avant l’action en justice introduite par la société HOLDHAM contre la société SCHOOL PACK.

Partant, se posait la question de savoir si la société HOLDHAM pouvait valablement s’opposer à l’usage, par la société SCHOOL PACK, de cette deuxième marque OXFORD, pour des produits et services différents de ceux de la première marque, et ce, si longtemps après le dépôt de cette dernière.

En effet, la société HOLDHAM se prévalait de la renommée de sa marque OXFORD, en vue d’étendre la portée de celle-ci au-delà des seuls produits visés, pour espérer interdire à la société SCHOOL PACK de faire usage de sa marque OXFORD.

De son côté, la société SCHOOL PACK estimait qu’au regard de l’ancienneté du dépôt de sa marque, la société OXFORD l’avait tolérée.

La déchéance pour tolérance est-elle réservée aux seules actions en contrefaçon, ou s’applique-t-elle à l’ensemble des actions ayant pour objet de sanctionner une atteinte portée à la marque ?

Dans son arrêt du 5 juin 2024, la Cour de cassation confirme ainsi que la renommée d’une marque permet à son titulaire de bénéficier d’une protection allant au-delà des produits et services visés lors de l’enregistrement, mais que ce régime dérogatoire ne lui permet toutefois pas de s’affranchir des règles limitant les droits du titulaire.

La protection de la marque renommée excède la protection habituelle de la marque, en permettant à son titulaire de se prévaloir d’un droit exclusif sur des produits et services qu’il n’a pas visé expressément lors du dépôt de la marque.

Ainsi, le titulaire d’une marque renommée peut s’opposer à l’usage de cette marque pour d’autres produits et services, ce qui constitue une extension de la portée de la protection classique de la marque.

Toutefois, celui-ci peut-il s’y opposer alors que l’usage auquel il s’oppose repose sur une marque, déposée, puis enregistrée, depuis plus de cinq ans ?

La question posée à la Cour de cassation était au final de savoir si le mécanisme de la forclusion pour tolérance s’applique à l’ensemble des actions visant à sanctionner les atteintes portées à une marque, ou ne vise que les seules actions qualifiées expressément, par les textes, d’actions en contrefaçon.

En effet, si les textes relatifs au droit commun des marques visent expressément l’action en contrefaçon, les textes spécifiques à la marque renommée sont plus ambigus.

Cette question, qui peut sembler théorique, a en réalité un impact pratique majeur : l’ancien article L.716-5 al. 4 du Code de la propriété intellectuelle, dans sa rédaction antérieure, tout comme l’actuel article L.716-4-5 qui reprend cette règle, ne visent en effet que l’action en contrefaçon, rendue irrecevable par l’effet de la déchéance pour tolérance

Cela semble impliquer que seules les actions qualifiées expressément, par les textes, d’actions en contrefaçon, pourraient être déclarées irrecevables en cas de tolérance.

Or, l’ancien article L.713-5 du Code de la propriété intellectuelle visait à la fois les marques notoires et les marques renommées, en énonçant que les atteintes à ces marques engageaient la responsabilité civile de leurs auteurs, sans qualifier ces atteintes de contrefaçon.

C’est sur ce fondement que la société HOLDAM avait estimé que son action ne pouvait être déclarée irrecevable sur le fondement de la déchéance pour tolérance, considérant que ce texte ne devait pas s’appliquer.

La Cour de cassation a rejeté cet argument, en estimant que la déchéance pour tolérance emporte l’irrecevabilité d’une action fondée sur l’atteinte portée à une marque, que cette action soit expressément qualifiée d’action en contrefaçon pour une marque classique, ou d’action en responsabilité civile dans le cas d’une marque renommée.

Une telle interprétation nous parait relever de l’esprit des textes : si la renommée d’une marque permet à son titulaire de bénéficier d’une large protection dépassant le cadre commun, cette protection ne peut s’affranchir des règles habituelles permettant de ménager un équilibre entre les droits des titulaires de marque, et l’intérêt des tiers.

En effet, les tiers n’ont pas nécessairement une vision juste de l’étendue des droits du titulaire de la marque renommée, celle-ci n’ayant pas fait l’objet d’une publication exhaustive quant aux produits et services concernés.

Il appartient donc au titulaire de la marque renommée d’être vigilant sur les éventuels dépôts de marque qui pourraient lui causer un préjudice, en pénétrant dans son périmètre, et agir promptement.

S’agissant de la marque renommée, cette interprétation ne nous parait pas remise en cause sous l’empire des textes actuels, contrairement au régime de la marque notoire. En effet, l’article L.713-3 du Code de la propriété intellectuelle définit les atteintes à la marque renommée sans proposer de qualification spécifique, là où s’agissant des marques notoires, l’article L.713-5 alinéa 1er du Code de la propriété intellectuelle affirme qu’une atteinte à la marque notoire « ne constitue pas une contrefaçon mais engage la responsabilité civile » de son auteur.

Cet arrêt met ainsi en relief l’importance, pour les titulaires de marques renommées, de réagir promptement en cas de dépôt d’une marque portant sur un signe identique ou similaire, mais visant des produits et services différents. De l’importance de mettre ses marques sous surveillance !

 

 

 

[1] Cass. com. 5 juin 2024, n°23-15.380.