Révision du prix pour imprévision : encore manqué !
Dans la vie des affaires, il arrive que des changements de circonstances imprévisibles se produisent. Il peut s’agir de conflits internationaux, de pénuries de matières premières, provoquant de surcroit une forte hausse des prix. Les entreprises peuvent-elles répercuter ces hausses de prix au-delà des mécanismes de révision ou indexation prévus au contrat ? C’est la question à laquelle a répondu le Tribunal de commerce de Paris dans un jugement du 15 novembre 2023.
En l’espèce, le Figaro, éditeur du célèbre TV Magazine, avait conclu des contrats de distribution avec des groupes de presse quotidienne régionale (PQR). Ces contrats, qui faisaient l’objet d’un renouvellement annuel, prévoyait une clause d’indexation objective et claire permettant une révision annuelle des prix, fondée sur des indices préétablis. Il s’agissait d’indices de prix du papier, l’indexation se faisant au 1er janvier, sur la base de la variation de l’indice entre décembre de l’année N-2 et décembre de l’année N-1.
En janvier et en juillet 2022, le Figaro a subi une forte hausse des prix du papier de l’ordre de 80% par rapport à 2021. Dans l’intervalle, en juin 2022, ces groupes de presse quotidienne régionale (PQR) ont souhaité diffuser leur propre magazine, provoquant ainsi simultanément la rupture de leur contrat de distribution avec le Figaro, a effet au 31 décembre 2022. Le Figaro a donc cherché à répercuter cette hausse de prix sur ses cocontractants, au titre de l’année 2022, période dans laquelle les contrats étaient encore en vigueur. Cependant, la clause d’indexation ne lui était pas d’un grand secours :en effet, la hausse des prix du papier était très limitée entre décembre 2020 et décembre 2021.
Forçant le destin, le Figaro n’a pas hésité à envoyer à ses anciens partenaires des factures majorées (d’un montant total de plus d’un million d’euros !) sur la base des indices en vigueur en janvier 2023 et cela alors même que les contrats étaient résiliés au 31 décembre 2022 ! Ces factures ayant été logiquement rejetées par les organismes de PQR, le Figaro les assignés en paiement devant le Tribunal de Commerce, en sollicitant à titre subsidiaire une révision rétroactive du prix pour imprévision au 1er janvier 2022, sur le fondement de l’article 1195 du code civil.
- Une clause d’indexation parfaitement claire, mais parfaitement inutile
S’agissant du paiement des factures, la demande du Figaro a été logiquement refusée par le Tribunal, qui a relevé que celles-ci n’était pas conformes à la clause d’indexation, pourtant claire et précise, et qui ne nécessitait aucune interprétation. Il n’y avait donc pas lieu de rechercher quelle était la « commune intention des Parties », pour savoir si la clause pouvait être appliquée différemment. Là où la clause est claire, il n’y a pas lieu à interprétation, c’est ce principe fondamental du droit des contrats qui est rappelé par le Tribunal.
L’indexation au 1er janvier 2022 n’était pas financièrement intéressante, et seule une indexation au 1er janvier 2023 aurait pu prendre en compte l’augmentation considérable du prix du papier en 2022. Or, à cette date, les contrats étaient résiliés !
La clause était donc claire, mais inutile, et le Figaro ne pouvait la méconnaitre de façon aussi flagrante en éditant des factures basées sur l’indice de janvier 2023.
- Un refus de l’imprévision….mais de peu !
Pour rappel, l’article 1195 du code civil prévoit trois conditions cumulatives pour pouvoir solliciter une révision du contrat. Il est d’abord nécessaire d’établir l’existence d’un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat, que ce changement de circonstances imprévisible rende l’exécution du contrat excessivement onéreuse et enfin que la Partie sollicitant la révision n’ait pas accepté d’en assumer le risque.
En l’espèce, le Tribunal relève d’abord que la résiliation des contrats par les distributeurs de PQR est sans incidence sur la demande en révision du contrat. En effet, cette demande porte sur les prix appliqués sur l’année 2022, période dans laquelle les contrats étaient encore en vigueur. Ainsi, le Tribunal énonce pour la première fois que la révision du contrat peut être sollicitée rétroactivement à raison d’une période antérieure à la résiliation, ce qui est favorable aux demandeurs.
- Le Covid 19 et la guerre en Ukraine, des changements de circonstances imprévisibles lors de la conclusion du contrat…
Le Tribunal retient que la guerre en Ukraine et le COVID 19, ayant entraîné cette hausse des prix du papier constituent des évènements qui étaient en effet imprévisibles lors de la conclusion des contrats et qui ne pouvaient être anticipés lors de la signature desdits contrats en 2019. En revanche, les départs simultanés des groupes de PCR ne constituent pas un tel changement de circonstances imprévisible, dès lors que les contrats en question prévoyaient une telle faculté de résiliation, et que leur durée était annuelle (avec renouvellement tacite). De plus, les dates d’échéances de ces mêmes contrats coïncidaient au 31 décembre. Ces ruptures simultanées étaient donc bien envisageables et prévisibles lors de la conclusion des contrats. Un élément prévu au contrat est nécessairement prévisible pour les parties.
- ….Qui rendent l’exécution du contrat excessivement onéreuse
Cette condition a également été retenue favorablement par la juridiction, compte tenu de la très forte hausse du prix des matières premières (le papier), qui venait impacter l’équilibre économique du contrat. Le tribunal précise que les très bons résultats du Figaro sur l’année 2022 sont indifférents. En effet, le caractère excessivement onéreux ’apprécie au regard du seul contrat dont il est demandé la révision.. Ainsi, même une société qui se porte très bien financièrement peut solliciter une telle demande au juge si l’exécution du contrat n’est plus du tout « rentable », voire se fait à perte.
- …mais dont Le Figaro avait accepté d’assumer le risque !
Le demandeur a ainsi réussi à établir les deux premières conditions de 1195 du Code Civil, ce qui n’était encore jamais arrivé en jurisprudence. Cependant, le Figaro succomba sur la dernière condition.
En effet, le Tribunal a estimé qu’il « n’était pas été établi, au regard des éléments apportés par le Figaro, qu’il n’acceptait pas d’assumer les risques de ce changement de circonstances imprévisible ». On appréciera au passage la preuve négative que le demandeur est censé apporter….
En l’espèce, Le Tribunal revient une nouvelle fois à la clause d’indexation du contrat. Cette clause qui prévoyait déjà un mécanisme précis de révision annuelle du prix, au 1er janvier de chaque année civile, c’est-à-dire à chaque renouvellement du Contrat. Or, le contrat pouvait être dénoncé au 31 décembre, et la clause ne pouvait jouer rétroactivement sur l’année qui venait de s’écouler, entraînant nécessairement une certaine précarité et un risque que le Figaro a accepté d’assumer. Le Tribunal a ainsi estimé qu’il ressortait de ladite clause et de la durée annuelle des contrats une acceptation du Figaro d’assumer les risques de cette hausse des prix du papier sur l’année 2022, dernière année du contrat.. Le Figaro aurait dû insérer une clause de régularisation ou de rattrapage, permettant d’imputer à ses cocontractants cette forte hausse des prix du papier qu’elle a subi dans les derniers mois de la relation contractuelle.
Cette décision enjoint donc les fournisseurs à mieux anticiper, dans leurs contrats de fourniture ou de distribution, les hypothèses de révision, y compris rétroactive des prix en cours de contrat, sujet ô combien prégnant en ces temps d’inflation importante et d’imprévisibilité des marchés.
On constate en effet que le mécanisme légal de l’imprévision est soumis à des conditions strictes, qui restent difficiles à satisfaire, même s’il conviendra d’attendre une éventuelle décision d’appel pour avoir le fin mot de cette affaire.
Article écrit par Ugo CHANUT, avec la collaboration de Josquin Louvier