Requalification d'une cession gratuite de marque en donation : quelles conséquences pratiques ?
La décision du Tribunal Judiciaire de Paris du 8 février 2022 risque de faire grand bruit. Celle-ci a en effet requalifié une cession gratuite de marque en donation, et l’a annulé, faute d’avoir été passée devant notaire.
Les conséquences de cette décision sont potentiellement très lourdes pour la sécurité juridique des cessions de droit de propriété intellectuelle.
Dans cette affaire, deux personnes physiques ont déposé ensemble une marque de l’UE, ainsi que des dessins ou modèles communautaires, pour désigner certains produits. Ces produits étaient commercialisés par des sociétés dont ces personnes étaient toutes les deux associées. Une autre société dont l’un d’eux était seul associé et gérant commercialisait également les produits couverts par la marque. Par un acte du 13 juillet 2015, la marque et certains modèles ont été cédés à cette dernière société sans aucune contrepartie financière.
Les relations entre les associés s’étant dégradées, le second associé a dénoncé cette cession des droits de propriété intellectuelle et a assigné la société cessionnaire et son gérant en nullité du contrat de cession, et en contrefaçon.
Il était ainsi demandé au tribunal la requalification en donation et l’annulation de l’acte du 13 juillet 2015, cette cession ayant été consentie sans contrepartie financière.
Le défendeur soutenait pour sa part que l'acte n’était pas une donation, car il consisterait en un « don manuel » non soumis au formalisme de l'article 931 du Code civil.
Or, selon cet article, « tous les actes portant donation entre vifs seront passés devant notaires dans la forme ordinaire des contrats, sous peine de nullité ».
Le code de la propriété intellectuelle ne déroge pas à cette condition formelle des donations, et prévoit seulement, s'agissant des marques, que le transfert de leur propriété doit être constaté par écrit (article L. 714-1, 4e alinéa).
Le contrat daté du 13 juillet 2015 emportant explicitement transfert de propriété de la marque et des modèles « à titre gratuit », iI s'agit donc, selon le Tribunal, d'une donation portant sur des droits incorporels. L'acte conclu sous signature privée est dès lors nul, car il aurait du être passé devant notaire, en application de l’article 931 !
Cette décision semble néanmoins très contestable, car elle assimile à une donation tout acte de cession sans contrepartie financière.
En effet, la « cession » est une opération juridique par laquelle la propriété d’un bien ou d’un droit va passer du patrimoine du cédant à celui du cessionnaire, en échange d’une contrepartie.
Elle semble donc difficilement compatible avec l’acte « à titre gratuit », qui est défini selon l’article 1107 du Code civil, comme l’acte dans lequel « l'une des parties procure à l'autre un avantage sans attendre ni recevoir de contrepartie. » Il faut donc caractériser le fait que le donateur ne reçoit rien et qu’il s’attendait à ne rien recevoir.
Il convient alors de se demander si, dans l’hypothèse d’une cession gratuite, celle-ci doit nécessairement être requalifiée en donation. La réponse n’est pas aussi évidente que semble le penser le Tribunal dans cette décision.
En effet, par principe, tout transfert de droit est présumé être « à titre onéreux », c’est-à-dire consenti avec une contrepartie, quelle qu’en soit la forme (pas nécessairement financière). C’est à celui qui se prévaut de la qualification de donation d’en fournir la preuve, par tout moyen, en démontrant l’intention libérale du donateur, à savoir sa volonté de donner sans recevoir ni attendre aucune contrepartie.
Pour ce qui concerne plus précisément les cessions de droit de propriété intellectuelle, on peut légitimement estimer que la nécessité d’assurer une meilleure exploitation des droits peut justifier un transfert à titre gratuit d’un associé, personne physique, vers la société dont il est associé. Ainsi, cette cession peut aussi avoir pour objectif de permettre une meilleure valorisation de la marque, ainsi qu’une meilleure défense du titre. Dans ce cas de figure, le cédant (l’associé) est susceptible de recevoir un bénéfice indirect de la cession, puisque l’exploitation du droit par la société générera des revenus, dont il pourra bénéficier, soit au titre de sa rémunération de mandataire social, soit au titre des dividendes en fin d’exercice par exemple.
On peut aussi imaginer qu’une cession gratuite de brevets d’une entreprise à une autre ait un intérêt économique pour celle qui s’en défait, et qui n’aura ainsi plus à supporter les frais de maintien en vigueur, ou de défense du brevet. Le raisonnement est d’autant plus pertinent en cas de copropriété, quand l’un des co-propriétaires ne veut plus exploiter, ni supporter les charges du brevet, à l’inverse de l’autre.
Dans cette affaire, force est de constater que le Tribunal a retenu une analyse très réductrice de la notion d’acte « gratuit » et de donation, sans envisager les contreparties attendues à l’époque de l’acte de cession, ou dont le cédant a pu bénéficier, et sans caractériser l’intention libérale du cédant.
Par ailleurs, cette décision semble difficilement transposable à d’autres droits de propriété intellectuelle, comme les cessions de droit d’auteur, par exemple, dont l’article L.122-7 du Code de la propriété intellectuelle prévoit qu’ils peuvent être cédés à titre gratuit : jusqu’à présent, la jurisprudence n’a jamais exigé que ces cessions soient passées devant notaire, ce qui, il faut bien le reconnaitre, serait source de complexité juridique et de couts bien inutiles !
Ce jugement crée ainsi une réelle insécurité juridique pour les cessions gratuites, qui pourraient désormais être aisément remises en cause, faute d’avoir été passées en la forme authentique.
Il restera donc à voir si cette décision est confirmée en appel, ou par d’autres décisions.
Pour l’heure, elle doit inciter les acteurs économiques à mieux définir la nature des contreparties attendues pour le cédant dans ce type de cession, qu’elles soient présentes ou futures. Ces contreparties devront ainsi être suffisamment certaines pour ne pas caractériser une intention libérale, et faire courir un risque de nullité de l’acte en cas de conflit futur entre les Parties.
Le cabinet Champollion Avocats reste à votre disposition pour vous assister sur la gestion de vos droits de propriété intellectuelle.
Article rédigé par Damien Michalak (stagiaire) et Josquin Louvier