DROIT DES MARQUES : DE L'IMPORTANCE D'EXPLOITER SA MARQUE
Le rôle de l’usage a été considérablement renforcé par la réforme du droit des marques, entérinée par l’Ordonnance du 13 novembre 2019 qui a transposé en droit interne la directive de l’Union européenne du 16 décembre 2016, composant le « Paquet Marques » avec le Règlement européen du 14 juin 2017.
Si la marque demeure un droit qu’il convient de réserver par le biais d’un dépôt auprès de l’Office compétent (INPI en France, EUIPO pour les marques de l’Union européenne, USPTO aux Etats-Unis…), cette formalité n’est pas suffisante et doit être associée à un usage sérieux de la marque afin de s’assurer de sa portée. En effet, le droit des marques comporte des règles permettant de s’assurer que les déposants ne se contentent pas de réserver des signes, sans les exploiter, dans le seul but de faire barrage à leur usage par les tiers.
C’est ainsi que l’article L.714-5 du Code de la propriété intellectuelle prévoit le mécanisme de la déchéance de marque pour défaut d’exploitation, selon lequel « encourt la déchéance de ses droits le titulaire qui, sans justes motifs, n’en a pas fait un usage sérieux, pour les produits ou services pour lesquels la marque est enregistrée, pendant une période ininterrompue de cinq ans ».
Toutefois, subsistait la question de la date à laquelle cette déchéance prenait effet, puisque la logique du texte pouvait inviter à prendre en compte la date à laquelle l’exploitation avait cessé (la cessation de cette exploitation emportant la perte du droit sur la marque), alors qu’une lecture stricte du texte induit à prendre en compte la date à laquelle le délai de cinq ans est écoulé (le titulaire ayant la possibilité, sous l’empire de l’ancien article L.714-5, de reprendre l’exploitation de la marque pour éviter la sanction).
Dans un premier arrêt du 26 septembre 2018, la chambre commerciale de la Cour de cassation a posé à la Cour de justice de l’Union européenne la question « de savoir si le titulaire d'une marque, qui n'a jamais exploité cette marque et a été déchu de ses droits sur celle-ci, pour défaut d'usage sérieux à l'expiration du délai de cinq ans suivant la publication de son enregistrement, peut agir en contrefaçon et demander l'indemnisation de son préjudice, en raison de l'utilisation par un tiers, antérieurement à la date d'effet de la déchéance, d'un signe similaire à ladite marque pour désigner des produits ou services identiques ou similaires à ceux pour lesquels cette marque a été enregistrée ».
En réponse, la Cour de justice de l’Union européenne, dans un arrêt du 26 mars 2020, a affirmé que « l'article 5, paragraphe 1, sous b), l'article 10, paragraphe 1, premier alinéa, et l'article 12, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2008/95/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 octobre 2008, rapprochant les législations des États membres sur les marques, lus conjointement avec le considérant 6 de celle-ci, doivent être interprétés en ce sens qu'ils laissent aux États membres la faculté de permettre que le titulaire d'une marque déchu de ses droits à l'expiration du délai de cinq ans à compter de son enregistrement pour ne pas avoir fait de cette marque un usage sérieux dans l'État membre concerné pour les produits ou les services pour lesquels elle avait été enregistrée conserve le droit de réclamer l'indemnisation du préjudice subi en raison de l'usage, par un tiers, antérieurement à la date d'effet de la déchéance, d'un signe similaire pour des produits ou des services identiques ou similaires prêtant à confusion avec sa marque ».
En application de cette interprétation, la chambre commerciale de la Cour de cassation a jugé que la déchéance d’une marque pour défaut d’usage sérieux ne produisait effet qu’à compter de l’expiration du délai de cinq ans sans usage sérieux.
Ainsi, tout usage de la marque non-exploitée, non-autorisé par son titulaire, demeurera interdit jusqu’à l’expiration de ce délai, pourra être considéré comme un acte de contrefaçon, et sanctionné comme tel.
Il y a néanmoins lieu de s’interroger sur l’intérêt de voir l’échéance à ce point reculée : le jour où le juge sera amené à trancher sur cette question, le délai de cinq ans sera écoulé, et la marque ne produira donc plus aucun effet pour l’avenir, ce qui empêche de jure le prononcé de toute mesure d’interdiction. En outre, l’évaluation du préjudice, nécessaire à toute mesure de réparation par le versement de dommages-intérêts, nerf de la guerre que constitue toute action en contrefaçon, sera immanquablement impactée par le défaut d’usage sérieux de la marque par son titulaire : de quel manque à gagner pourrait se targuer le titulaire qui n’exploite plus sa marque, et qui n’offre donc de produits ou services marqués au consommateur d’attention moyenne ? Le préjudice moral causé par la banalisation ou l’atteinte à la valeur économique d’une marque dont la disparition est actée semble impossible à évaluer. On pourrait envisager alors la condamnation du contrefacteur sur le troisième chef de préjudice prévu à l’article L.716-4-10 du Code de la propriété intellectuelle : sa condamnation à reverser au titulaire de la marque le bénéficie indu, tiré des actes de contrefaçon, mais une telle évaluation demeure tributaire des informations que l’on parvient à obtenir. L’option de l’évaluation forfaitaire, équivalente à une redevance de licence, viendrait une nouvelle fois au secours du titulaire d’une marque qui connait les plus grandes difficultés à étayer l’évaluation de son préjudice.
Il y a également lieu de relativiser la portée de l’arrêt rendu par la Cour de cassation, dans la mesure où il se fonde sur les textes qui étaient en vigueur avant la réforme, et où l’arrêt rendu le 26 mars 2020 par la Cour de justice de l’Union européenne se basait sur la Directive du 22 octobre 2008, à propos d’un sujet du défaut d’exploitation et de ses sanctions, pour lequel les nouveaux textes paraissent plus rigoureux.
L’importance grandissante du rôle de l’exploitation dans la portée du droit conféré par la marque souligne la nécessité de faire preuve de vigilance accrue, d’abord lors du dépôt, afin de s’assurer de la pertinence des produits et/ou services visés, mais également au cours de la vie de la marque, afin de se prémunir de preuves d’exploitation récurrentes, qui devront faire l’objet d’une datation, et d’une conservation pérenne.
A ce titre, n’hésitez pas à nous solliciter afin que nous dressions un audit de votre portefeuille de marques.
Pierre BRASQUIES
Lien vers l’arrêt : Cass. com. 4 novembre 2020 n°16-28.281